Albert Lichten

Le Regard

Sommaire

Entre peinture spontanée, "instinctive", et peinture "réfléchie": le regard

Nombreux sont les penseurs qui se sont préoccupés de la question suivante: qu’est-ce qui, dans l’être humain se satisfait de la confection et de la contemplation d’une oeuvre d’art? Et parmi eux, aussi bien Kant, le philosophe que Freud, l’inventeur de la psychanalyse.

On peut aussi se demander quels sont les processus psychiques qui entrent en jeu dans la confection comme de la contemplation d’une oeuvre. He bien voilà une question qui intéresse directement le peintre parce qu’elle sous-tend aussi bien son opération que la présentation de son résultat devant un public.Il y a des faits d’expérience: la rapidité ou la lenteur d’exécution, la capacité de remanier voire de bouleverser la composition d’une toile, etc. etc.; du côté du public, certans spectateurs réagissent immédiatement, d’une manière positive ou négative, d’autres ont un temps de réaction plus long et leuirs commentaires sont souvent plus nuancés. Ces différences de réaction témoignent d’organisations psychiques différentes, et si le peintre prend ces réactions dans l’estomac, comme c’est souvent le cas, c’est qu »elles l’interrogent au niveau des forces conflictuelles qui l’habitent lui-même

Pour viser gros, nous dirons qu’il existe un très fort courant  contemporain  qui prône une forme de peinture spontanée, « instinctive ».Les nouveaux mots d’ordre sont de « communier avec l’énergie cosmique » (abstraction lyrique), de supprimer toute hierarchie spatiale ( all  over), de projeter ses gestes sur la toile par l’intermédiaire du liquide coloré, ( action painting avec ses deux composantes, soit qu’on le laisse tomber goutte à goutte, c’est le dripping, soit qu’on le laisse s’écouler abondamment hors d’un récipient, c’est la pouring technique). Dans l’ensemble ces mots d’ordre éliminent toute médiation intellectuelle: l’évocation de l’espace, par exemple,exige de passer par une construction intellectuelle.

On est en droit de considérer que tous les ingrédients sont réunis pour faire un tableau.D’un côté la mise en jeu d’un corps dans son activité sensori-motrice, mais aussi d’un corps désirant, animé d’une appétence pour la couleur, pour la distribution des taches sur la planéité du support. De l’autre, la mise en jeu directe de la réalité physique, autrement dit la présence du monde sous une forme non représentative. Mais ce circuit court, (appelons le cicuit pulsion – trace – sensation, car le peintre réagit à chaque fois à l’effet de la trace produite) est aussi un court-circuit. Et ce court- circuit est double. D’une part le désir n’est pas seulement pulsion, mais aussi faisceau de pensées, d’images, de rêves, univers mental.; ce sont les tours et détours de cet univers qui sont répudiés. D’autre part, la réalité physique est là, dans ses effets gravitationnels, mais elle n’est pas là comme évocation d’un monde perçu, avec les structures mentales que cela suppose.

Voilà donc une démarche qui prétend faire l’économie des médiations, des chaînons intermédiaires, des représentations, par lesquels l’impact sensoriel risque de s’affaiblir, de s’affadir, voire de se dissiper. Et certes il faut retenir en sa faveur le caractère direct de cet impact, l’incontestable matière à jouissance que le résultat de l’opération peut offrir au regard, s’il est obtenu par une main et un oeil doués à la fois d’élan et de discernement. Mais il faut souligner un point très important : le courant dont il est ici question est une réaction contre l’abstraction des débuts, l’abstraction pure, celle de Kandinsky et de Mondrian et de leurs successeurs, dont le plus éminent est sans doute Poliakoff. Cette abstraction là, dont il faut rappeler qu’elle se veut à l’origine une démarche spiritualiste, est pure en ce sens qu’elle ne cherche pas à évoquer le monde réel, ni à déposer la trace de nos pulsions, mais à rendre présent, à travers la couleur et les formes, un monde de pure vision. Projet utopique, voire chimérique? Peut-être.. Mais projet sans équivoque, dont le peintre figuratif Fernand Léger saluait précisément la pureté. Il convient aussi de rappeler une autre différence et ce n’est pas la moindre : l’abstraction pure se veut une démarche réfléchie, qui cherche à réaliser un ordre, non exempt de tensions certes, mais qui soit un chemin vers une harmonie spirituelle.

L’abstraction pure ne demande rien au spectateur : elle se propose, elle est à prendre ou à laisser. Il en va tout autrement des tendances que nous avons évoquées. Elles semblent nous dire : reconnaissez vous dans ce que je fais les puissances telluriques de la nature, la vie sauvage des pulsions, l’énergie de mon moi dans son corps à corps avec la matière? Derrière la trace du geste , jeu de hasard avec le matériau sensoriel- et pourquoi pas?- on laisse entendre autre chose, on sollicite le regard. Mais sous quelle forme? De la conception spiritualiste de la peinture abstraite, on est passé à la conception de la peinture comme trace. La trace est indiscutable et énigmatique. Trace de quoi? De quel désir, de quelle impulsion, de quelle demande? Le spectateur est à la fois fasciné, voire sensuellement touché, mais perplexe. Il s’en tire en laissant s’exercer ses processus projectifs, comme dans un test de Rorschach. En définitive, voilà la manière dont le regard risque ici d’être sollicité. Et pour cela, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : ce type de regard, on peut toujours l’obtenir, et peut-être davantage avec une peinture mauvaise, bâclée, qu’avec une bonne. Prime donnée à l’amateurisme, dans le mauvais sens du terme.   Chaque spectateur met dans ces oeuvres ce qu’il lui plaît d’y mettre.

Entendons nous bien : les remarques qui précèdent ne mettent pas en cause la qualité de ces productions, quand elle existe; elles décrivent le piège dans lequel elles doivent fatalement tomber. Car le regard qui est ici sollicité n’est pas celui de la peinture..

Ce type de regard n’est que la forme superficielle et dégradée de celui qui se manifeste dans le rêve. »Dans le rêve, non seulement ça regarde, mais ça montre « (Lacan Les quatre concepts ). Dans les images du rêve, le rêveur se saisit à quelque racine de son identité; il ne peut prendre distance, il est son rêve et son rêve est lui -même. Car ce rêve lui montre ce que de lui-même la parole censure. Or j’affirme que ce regard du rêve, regard qui en même temps, montre, n’est pas le regard propre à la peinture. Le rêve ne regarde et ne montre que le rêveur lui-même. Le rêve est essentiellement privé. La peinture exige une certane dimension de généralité et c’est ce qui en fait la difficulté. C’est pourtant sur cette dimension privée du regard que joue toute une rhétorique qui mesure la qualité d’une peinture à l’ampleur et la diversité des processus projectifs qu’elle suscite chez les spectateurs.

Il nous faut maintenant faire le point sur le genre que nous avons décrit comme peinture spontanée, « instinctive ». On admet souvent aujourd’hui que le travail rapide et spontané serait celui qui paradoxalement irait le plus en profondeur, car il extérioriserait nos pulsions les plus secrètes, alors que le travail contrôlé, passant par des médiations, la volonté de figurer, d’exprimer un sujet, serait au contraire le plus superficiel, le plus « défensif », donc le plus pauvre en satisfaction, le moins susceptible de s’en donner et d’en donner aux autres. Hé bien: le versant spontané du travail, ce que j’ai appelé le « circuit court » est indispensable; sans lui pas de jouissance sensuelle de la couleur et des rythmes ; encore faut-il que ce soit réussi ; mais si l’on s’en tient à cet unique versant, on est dans une opération incomplète, dans un court-circuit précisément .Rouault disait, à propos de ses « variations » sur le thème du Père Ubu: « … il faut que ça aille comme le vent, comme l’éclair »; mais en amont il y avait eu le long travail sur la matière picturale, la profonde réflexion sur les misères et les faiblesses de la condition humaine, son héritage chrétien, et tout cela s’inscrivait d’un trait cursif, épais, dans la figuration de ses personnages.  :

La pratique qui prétend jouer sur la dimension privée du regard entraine le spectateur hors des voies de la peinture. Les surréalistes ont joué sur les rapports du regard et du rêve. Mais leur entreprise se justifiait dans la mesure où la manière dont ils sollicitaient le regard s’appuyait sur une trame figurative. Ils introduisaient un écart  entre ce que l’on pouvait s’attendre à voir et l’inquiétante étrangeté de ce qui était montré. Ainsi de la Montre molle de Salvador Dali.

Pour moi cela  veut dire : pas de regard san figuration. Concernant  cette introduction du regard dans la figuration, je voudrais marquer quelques repères. Considérons d’abord l’icône dans la liturgie orthodoxe. La présence du fidèle à l’image (du Christ , de la Mère de Dieu, des saints …)  et de l’image au fidèle est une prière à la gloire de Dieu. Ainsi la Présence rayonne dans l’icône.  » Dans le Christ, Dieu devient visage, et l’homme à son tour découvre son propre visage ». (N Berdiaeff – Le sens de la Création)  Selon Lacan dans l’icône il y a du regard : « mais il vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l’icône, c’est que le dieu qu’elle représente lui aussi la regarde. Elle est censée plaire à Dieu » ( Lacan – Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse).L’ icône est donc de la figuration, transfigurée par la Présence divine. C’est pourquoi d’ailleurs par la dominance de son graphisme, son peu de souci du rendu des volumes et son dédain absolu des relations métriques, elle transgresse les lois physique-optiques.

Usakov - La Trinité de l'Ancien Testament - Saint Peteesbourg - musée russe

En revanche, à la Renaissance italienne, le regard s’inscrit dans le cadre de l’espace physique-optique de la perspective, mais précisément grâce à une dimension qui le dépasse et qui est celle de la physiognomonie (la science des expressions du visage et des attitudes). C’est le visage figuré dans le tableau qui est ici  en quelque sorte  l’interface entre le regard du spectateur et le regard du peintre, alors que dans l’icône  il est l’interface entre le regard du fidèle et le regard de Dieu. Cela tient au fait que l’homme voyant sa propre image voit en même temps l’image de son semblable.

Léonard de Vinci - Saint Anne, la Vierge et l'enfant Jesus - musée de Louvre

Dans ce tableau, le regard du spectateur traverse l’espace figuratif, il est aimanté par le regard des personnages et par un jeu de miroirs réfléchissants: il voit tour à tour le visage des protagonistes au travers du regard des deux autres. Pour faire surgir dans un tableau la dimension du regard il faut donc y introduire une dimension autre que la représentation du monde normée par les lois physique-optiques. Autant l’art de l’icône que l’art du Quattrocento supposent une activité réfléchie. L’icône rend présent le regard en ignorant les lois de la perspective. La Renaissance italienne introduit le regard dans le cadre d’un espace qui se veut par ailleurs contruit selon les lois physique-optiques (perspectiva artificialis) . 

Pour ma part j’introduis le regard  dans ma construction même de l’espace, introduisant ainsi un écart  par rapport aux lois physique-optiques. En voici la raison : ma vision n’est ni celle d’un espace purement mystique comme celui des icônes, ni celle d’un espace construit à partir d’un observateur immobile comme celui de la Renaissance italienne.

Albert Lichten - Couple à la fenetre I - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Couple à la fenetre II - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Dans ces deux toiles, l’espace est distendu de telle sorte que le regard de l’homme embrasse aussi bien le corps de sa partenaire que la paysage sur lequel ouvre la fenêtre.

Albert Lichten - Couple à la fenetre III - 1988-1990 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Couple à la fenetre IV - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - La femme-hélice - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm

L’homme habite ce lieu d’une manière pluridimensionnelle. Regardant sa partenaire, il se souvient du paysage vu par la fenêtre. Le regard ici transgresse les lois de la perspective classique. Le thème culmine dans La femme hélice, dont le corps reconduit à l’univers.

Ce que je retiens c’est que le regard en peinture surgit là où s’établit une sorte d’écart, de creux, d’énigme au coeur même de la vision. La vision pure des peintres abstaits se passe du regard.

Dans mon approche, le regard introduit une sorte de discorde dans la vision, qu’il s’agisse d’une vision des apparences qui se prétend directe, immédiate, comme celle des impressionnistes, ou d’une vision normée explicitement par les règles académiques de la perspective et par une exigence de représentation « exacte ».Le regard, dis-je, introduit dans la vision  un facteur de discorde, car il ne vise pas la maîtrise optique de la réalité, mais la satisfaction de l’appétence de voir, de voir quelque chose qui est de l’ordre de l’objet de désir. Donner à cette appétence de voir une traduction plastique, en faire du visible est une gageure paradoxale. Cela exige une stratégie. L’innocence n’est plus de mise. Notons d’ailleurs que la notion de vision directe et immédiate est un mythe : les impressionnistes étaient  conformistes dans la mesure où ils s’appuyaient, sans y prendre garde, sur les règles de la perspective.

Sans ce rapport construit et calculé avec le monde visible, le regard en peinture reste un phénomène  projectif, privé , arbitraire et  sans valeur plastique. Or il peut y avoir dans notre rapport au monde visible un exercice heureux du regard, celui qui est lié à l’imaginaire et au temps. La promenade est cette expérience – heureuse – où :l’esprit retient ce qu’il a vu tandis qu’il aborde ce qu’il va voir. Une des formes les plus frappantes de cette expérience réside dans le basculement du regard d’un lieu dans un autre, comme lorsque l’on arrive au sommet d’une éminence et que se déploie devant soi un paysage inattendu..C’est un tel basculement  qui s’exprime plastiquement  dans ce tableau où le promeneur arrive au niveau de  l’imposante statue d’Hercule  située sur le  plateau qui surplombe le château de Vaux-le-Vicomte. Réfléchissons d’ailleurs au problème que pose la figuration picturale d’une statue placée dans un parc. Une statue est par essence pluridimensionnelle. Elle l’est plus que n’importe quel objet naturel ou même fabriqué; ce qui nous intéresse dans l’objet fabriqué, c’est le bout par lequel nous pouvons le prendre et l’utiliser; en revanche, une statue a été conçue et réalisée dr telle sorte que l’on puisse la voir et l’apprécier sous ses différentes faces. 

Albert Lichten - La Statue d'Hercule à Vaux Le Vicomte - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Hercule à l'enfant au parc de Sceaux - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Au Parc de Sceaux, Hercule est représenté portant un enfant. Lorsque l’on regarde la statue réelle, l’enfant est peu visible, mais on devine son importance à cause de son geste et de son attitude. Il m’a paru intéressant  de figurer la statue sous différents angles et avec différents rapports au parc qui l’environne.

Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux, soleil levant - 1998 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Buste romain à Champs sur Marne - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Il fallait figurer ce petit buste situé dans un bosquet de parc de Champs sur Marne en rendant présent tout l’espace environnant.

Entre peinture spontanée, "instinctive", et peinture "réfléchie": le regard

Nombreux sont les penseurs qui se sont préoccupés de la question suivante: qu’est-ce qui, dans l’être humain se satisfait de la confection et de la contemplation d’une oeuvre d’art? Et parmi eux, aussi bien Kant, le philosophe que Freud, l’inventeur de la psychanalyse.

On peut aussi se demander quels sont les processus psychiques qui entrent en jeu dans la confection comme de la contemplation d’une oeuvre. He bien voilà une question qui intéresse directement le peintre parce qu’elle sous-tend aussi bien son opération que la présentation de son résultat devant un public.Il y a des faits d’expérience: la rapidité ou la lenteur d’exécution, la capacité de remanier voire de bouleverser la composition d’une toile, etc. etc.; du côté du public, certans spectateurs réagissent immédiatement, d’une manière positive ou négative, d’autres ont un temps de réaction plus long et leuirs commentaires sont souvent plus nuancés. Ces différences de réaction témoignent d’organisations psychiques différentes, et si le peintre prend ces réactions dans l’estomac, comme c’est souvent le cas, c’est qu »elles l’interrogent au niveau des forces conflictuelles qui l’habitent lui-même

Pour viser gros, nous dirons qu’il existe un très fort courant  contemporain  qui prône une forme de peinture spontanée, « instinctive ».Les nouveaux mots d’ordre sont de « communier avec l’énergie cosmique » (abstraction lyrique), de supprimer toute hierarchie spatiale ( all  over), de projeter ses gestes sur la toile par l’intermédiaire du liquide coloré, ( action painting avec ses deux composantes, soit qu’on le laisse tomber goutte à goutte, c’est le dripping, soit qu’on le laisse s’écouler abondamment hors d’un récipient, c’est la pouring technique). Dans l’ensemble ces mots d’ordre éliminent toute médiation intellectuelle: l’évocation de l’espace, par exemple,exige de passer par une construction intellectuelle.

On est en droit de considérer que tous les ingrédients sont réunis pour faire un tableau.D’un côté la mise en jeu d’un corps dans son activité sensori-motrice, mais aussi d’un corps désirant, animé d’une appétence pour la couleur, pour la distribution des taches sur la planéité du support. De l’autre, la mise en jeu directe de la réalité physique, autrement dit la présence du monde sous une forme non représentative. Mais ce circuit court, (appelons le cicuit pulsion – trace – sensation, car le peintre réagit à chaque fois à l’effet de la trace produite) est aussi un court-circuit. Et ce court- circuit est double. D’une part le désir n’est pas seulement pulsion, mais aussi faisceau de pensées, d’images, de rêves, univers mental.; ce sont les tours et détours de cet univers qui sont répudiés. D’autre part, la réalité physique est là, dans ses effets gravitationnels, mais elle n’est pas là comme évocation d’un monde perçu, avec les structures mentales que cela suppose.

Voilà donc une démarche qui prétend faire l’économie des médiations, des chaînons intermédiaires, des représentations, par lesquels l’impact sensoriel risque de s’affaiblir, de s’affadir, voire de se dissiper. Et certes il faut retenir en sa faveur le caractère direct de cet impact, l’incontestable matière à jouissance que le résultat de l’opération peut offrir au regard, s’il est obtenu par une main et un oeil doués à la fois d’élan et de discernement. Mais il faut souligner un point très important : le courant dont il est ici question est une réaction contre l’abstraction des débuts, l’abstraction pure, celle de Kandinsky et de Mondrian et de leurs successeurs, dont le plus éminent est sans doute Poliakoff. Cette abstraction là, dont il faut rappeler qu’elle se veut à l’origine une démarche spiritualiste, est pure en ce sens qu’elle ne cherche pas à évoquer le monde réel, ni à déposer la trace de nos pulsions, mais à rendre présent, à travers la couleur et les formes, un monde de pure vision. Projet utopique, voire chimérique? Peut-être.. Mais projet sans équivoque, dont le peintre figuratif Fernand Léger saluait précisément la pureté. Il convient aussi de rappeler une autre différence et ce n’est pas la moindre : l’abstraction pure se veut une démarche réfléchie, qui cherche à réaliser un ordre, non exempt de tensions certes, mais qui soit un chemin vers une harmonie spirituelle.

L’abstraction pure ne demande rien au spectateur : elle se propose, elle est à prendre ou à laisser. Il en va tout autrement des tendances que nous avons évoquées. Elles semblent nous dire : reconnaissez vous dans ce que je fais les puissances telluriques de la nature, la vie sauvage des pulsions, l’énergie de mon moi dans son corps à corps avec la matière? Derrière la trace du geste , jeu de hasard avec le matériau sensoriel- et pourquoi pas?- on laisse entendre autre chose, on sollicite le regard. Mais sous quelle forme? De la conception spiritualiste de la peinture abstraite, on est passé à la conception de la peinture comme trace. La trace est indiscutable et énigmatique. Trace de quoi? De quel désir, de quelle impulsion, de quelle demande? Le spectateur est à la fois fasciné, voire sensuellement touché, mais perplexe. Il s’en tire en laissant s’exercer ses processus projectifs, comme dans un test de Rorschach. En définitive, voilà la manière dont le regard risque ici d’être sollicité. Et pour cela, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : ce type de regard, on peut toujours l’obtenir, et peut-être davantage avec une peinture mauvaise, bâclée, qu’avec une bonne. Prime donnée à l’amateurisme, dans le mauvais sens du terme.   Chaque spectateur met dans ces oeuvres ce qu’il lui plaît d’y mettre.

Entendons nous bien : les remarques qui précèdent ne mettent pas en cause la qualité de ces productions, quand elle existe; elles décrivent le piège dans lequel elles doivent fatalement tomber. Car le regard qui est ici sollicité n’est pas celui de la peinture..

Ce type de regard n’est que la forme superficielle et dégradée de celui qui se manifeste dans le rêve. »Dans le rêve, non seulement ça regarde, mais ça montre « (Lacan Les quatre concepts ). Dans les images du rêve, le rêveur se saisit à quelque racine de son identité; il ne peut prendre distance, il est son rêve et son rêve est lui -même. Car ce rêve lui montre ce que de lui-même la parole censure. Or j’affirme que ce regard du rêve, regard qui en même temps, montre, n’est pas le regard propre à la peinture. Le rêve ne regarde et ne montre que le rêveur lui-même. Le rêve est essentiellement privé. La peinture exige une certane dimension de généralité et c’est ce qui en fait la difficulté. C’est pourtant sur cette dimension privée du regard que joue toute une rhétorique qui mesure la qualité d’une peinture à l’ampleur et la diversité des processus projectifs qu’elle suscite chez les spectateurs.

Il nous faut maintenant faire le point sur le genre que nous avons décrit comme peinture spontanée, « instinctive ». On admet souvent aujourd’hui que le travail rapide et spontané serait celui qui paradoxalement irait le plus en profondeur, car il extérioriserait nos pulsions les plus secrètes, alors que le travail contrôlé, passant par des médiations, la volonté de figurer, d’exprimer un sujet, serait au contraire le plus superficiel, le plus « défensif », donc le plus pauvre en satisfaction, le moins susceptible de s’en donner et d’en donner aux autres. Hé bien: le versant spontané du travail, ce que j’ai appelé le « circuit court » est indispensable; sans lui pas de jouissance sensuelle de la couleur et des rythmes ; encore faut-il que ce soit réussi ; mais si l’on s’en tient à cet unique versant, on est dans une opération incomplète, dans un court-circuit précisément .Rouault disait, à propos de ses « variations » sur le thème du Père Ubu: « … il faut que ça aille comme le vent, comme l’éclair »; mais en amont il y avait eu le long travail sur la matière picturale, la profonde réflexion sur les misères et les faiblesses de la condition humaine, son héritage chrétien, et tout cela s’inscrivait d’un trait cursif, épais, dans la figuration de ses personnages.  :

La pratique qui prétend jouer sur la dimension privée du regard entraine le spectateur hors des voies de la peinture. Les surréalistes ont joué sur les rapports du regard et du rêve. Mais leur entreprise se justifiait dans la mesure où la manière dont ils sollicitaient le regard s’appuyait sur une trame figurative. Ils introduisaient un écart  entre ce que l’on pouvait s’attendre à voir et l’inquiétante étrangeté de ce qui était montré. Ainsi de la Montre molle de Salvador Dali.

Pour moi cela  veut dire : pas de regard san figuration. Concernant  cette introduction du regard dans la figuration, je voudrais marquer quelques repères. Considérons d’abord l’icône dans la liturgie orthodoxe. La présence du fidèle à l’image (du Christ , de la Mère de Dieu, des saints …)  et de l’image au fidèle est une prière à la gloire de Dieu. Ainsi la Présence rayonne dans l’icône.  » Dans le Christ, Dieu devient visage, et l’homme à son tour découvre son propre visage ». (N Berdiaeff – Le sens de la Création)  Selon Lacan dans l’icône il y a du regard : « mais il vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l’icône, c’est que le dieu qu’elle représente lui aussi la regarde. Elle est censée plaire à Dieu » ( Lacan – Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse).L’ icône est donc de la figuration, transfigurée par la Présence divine. C’est pourquoi d’ailleurs par la dominance de son graphisme, son peu de souci du rendu des volumes et son dédain absolu des relations métriques, elle transgresse les lois physique-optiques.

En revanche, à la Renaissance italienne, le regard s’inscrit dans le cadre de l’espace physique-optique de la perspective, mais précisément grâce à une dimension qui le dépasse et qui est celle de la physiognomonie (la science des expressions du visage et des attitudes). C’est le visage figuré dans le tableau qui est ici  en quelque sorte  l’interface entre le regard du spectateur et le regard du peintre, alors que dans l’icône  il est l’interface entre le regard du fidèle et le regard de Dieu. Cela tient au fait que l’homme voyant sa propre image voit en même temps l’image de son semblable.

Dans ce tableau, le regard du spectateur traverse l’espace figuratif, il est aimanté par le regard des personnages et par un jeu de miroirs réfléchissants: il voit tour à tour le visage des protagonistes au travers du regard des deux autres. Pour faire surgir dans un tableau la dimension du regard il faut donc y introduire une dimension autre que la représentation du monde normée par les lois physique-optiques. Autant l’art de l’icône que l’art du Quattrocento supposent une activité réfléchie. L’icône rend présent le regard en ignorant les lois de la perspective. La Renaissance italienne introduit le regard dans le cadre d’un espace qui se veut par ailleurs contruit selon les lois physique-optiques (perspectiva artificialis) . 

Pour ma part j’introduis le regard  dans ma construction même de l’espace, introduisant ainsi un écart  par rapport aux lois physique-optiques. En voici la raison : ma vision n’est ni celle d’un espace purement mystique comme celui des icônes, ni celle d’un espace construit à partir d’un observateur immobile comme celui de la Renaissance italienne.

Dans ces deux toiles, je me situe dans le sillage de peintres comme Bonnard et Matisse, qui ont travaillé sur la circulation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur.

Dans ces deux toiles, l’espace est distendu de telle sorte que le regard de l’homme embrasse aussi bien le corps de sa partenaire que la paysage sur lequel ouvre la fenêtre.

L’homme habite ce lieu d’une manière pluridimensionnelle. Regardant sa partenaire, il se souvient du paysage vu par la fenêtre. Le regard ici transgresse les lois de la perspective classique. Le thème culmine dans La femme hélice, dont le corps reconduit à l’univers.

Ce que je retiens c’est que le regard en peinture surgit là où s’établit une sorte d’écart, de creux, d’énigme au coeur même de la vision. La vision pure des peintres abstaits se passe du regard.

Dans mon approche, le regard introduit une sorte de discorde dans la vision, qu’il s’agisse d’une vision des apparences qui se prétend directe, immédiate, comme celle des impressionnistes, ou d’une vision normée explicitement par les règles académiques de la perspective et par une exigence de représentation « exacte ».Le regard, dis-je, introduit dans la vision  un facteur de discorde, car il ne vise pas la maîtrise optique de la réalité, mais la satisfaction de l’appétence de voir, de voir quelque chose qui est de l’ordre de l’objet de désir. Donner à cette appétence de voir une traduction plastique, en faire du visible est une gageure paradoxale. Cela exige une stratégie. L’innocence n’est plus de mise. Notons d’ailleurs que la notion de vision directe et immédiate est un mythe : les impressionnistes étaient  conformistes dans la mesure où ils s’appuyaient, sans y prendre garde, sur les règles de la perspective.

Sans ce rapport construit et calculé avec le monde visible, le regard en peinture reste un phénomène  projectif, privé , arbitraire et  sans valeur plastique. Or il peut y avoir dans notre rapport au monde visible un exercice heureux du regard, celui qui est lié à l’imaginaire et au temps. La promenade est cette expérience – heureuse – où :l’esprit retient ce qu’il a vu tandis qu’il aborde ce qu’il va voir. Une des formes les plus frappantes de cette expérience réside dans le basculement du regard d’un lieu dans un autre, comme lorsque l’on arrive au sommet d’une éminence et que se déploie devant soi un paysage inattendu..C’est un tel basculement  qui s’exprime plastiquement  dans ce tableau où le promeneur arrive au niveau de  l’imposante statue d’Hercule  située sur le  plateau qui surplombe le château de Vaux-le-Vicomte. Réfléchissons d’ailleurs au problème que pose la figuration picturale d’une statue placée dans un parc. Une statue est par essence pluridimensionnelle. Elle l’est plus que n’importe quel objet naturel ou même fabriqué; ce qui nous intéresse dans l’objet fabriqué, c’est le bout par lequel nous pouvons le prendre et l’utiliser; en revanche, une statue a été conçue et réalisée dr telle sorte que l’on puisse la voir et l’apprécier sous ses différentes faces. 

Au Parc de Sceaux, Hercule est représenté portant un enfant. Lorsque l’on regarde la statue réelle, l’enfant est peu visible, mais on devine son importance à cause de son geste et de son attitude. Il m’a paru intéressant  de figurer la statue sous différents angles et avec différents rapports au parc qui l’environne.

Il fallait figurer ce petit buste situé dans un bosquet de parc de Champs sur Marne en rendant présent tout l’espace environnant.

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Nombreux sont les penseurs qui se sont préoccupés de la question suivante: qu’est-ce qui, dans l’être humain se satisfait de la confection et de la contemplation d’une oeuvre d’art? Et parmi eux, aussi bien Kant, le philosophe que Freud, l’inventeur de la psychanalyse.

On peut aussi se demander quels sont les processus psychiques qui entrent en jeu dans la confection comme de la contemplation d’une oeuvre. He bien voilà une question qui intéresse directement le peintre parce qu’elle sous-tend aussi bien son opération que la présentation de son résultat devant un public.Il y a des faits d’expérience: la rapidité ou la lenteur d’exécution, la capacité de remanier voire de bouleverser la composition d’une toile, etc. etc.; du côté du public, certans spectateurs réagissent immédiatement, d’une manière positive ou négative, d’autres ont un temps de réaction plus long et leuirs commentaires sont souvent plus nuancés. Ces différences de réaction témoignent d’organisations psychiques différentes, et si le peintre prend ces réactions dans l’estomac, comme c’est souvent le cas, c’est qu »elles l’interrogent au niveau des forces conflictuelles qui l’habitent lui-même

Pour viser gros, nous dirons qu’il existe un très fort courant  contemporain  qui prône une forme de peinture spontanée, « instinctive ».Les nouveaux mots d’ordre sont de « communier avec l’énergie cosmique » (abstraction lyrique), de supprimer toute hierarchie spatiale ( all  over), de projeter ses gestes sur la toile par l’intermédiaire du liquide coloré, ( action painting avec ses deux composantes, soit qu’on le laisse tomber goutte à goutte, c’est le dripping, soit qu’on le laisse s’écouler abondamment hors d’un récipient, c’est la pouring technique). Dans l’ensemble ces mots d’ordre éliminent toute médiation intellectuelle: l’évocation de l’espace, par exemple,exige de passer par une construction intellectuelle.

On est en droit de considérer que tous les ingrédients sont réunis pour faire un tableau.D’un côté la mise en jeu d’un corps dans son activité sensori-motrice, mais aussi d’un corps désirant, animé d’une appétence pour la couleur, pour la distribution des taches sur la planéité du support. De l’autre, la mise en jeu directe de la réalité physique, autrement dit la présence du monde sous une forme non représentative. Mais ce circuit court, (appelons le cicuit pulsion – trace – sensation, car le peintre réagit à chaque fois à l’effet de la trace produite) est aussi un court-circuit. Et ce court- circuit est double. D’une part le désir n’est pas seulement pulsion, mais aussi faisceau de pensées, d’images, de rêves, univers mental.; ce sont les tours et détours de cet univers qui sont répudiés. D’autre part, la réalité physique est là, dans ses effets gravitationnels, mais elle n’est pas là comme évocation d’un monde perçu, avec les structures mentales que cela suppose.

Voilà donc une démarche qui prétend faire l’économie des médiations, des chaînons intermédiaires, des représentations, par lesquels l’impact sensoriel risque de s’affaiblir, de s’affadir, voire de se dissiper. Et certes il faut retenir en sa faveur le caractère direct de cet impact, l’incontestable matière à jouissance que le résultat de l’opération peut offrir au regard, s’il est obtenu par une main et un oeil doués à la fois d’élan et de discernement. Mais il faut souligner un point très important : le courant dont il est ici question est une réaction contre l’abstraction des débuts, l’abstraction pure, celle de Kandinsky et de Mondrian et de leurs successeurs, dont le plus éminent est sans doute Poliakoff. Cette abstraction là, dont il faut rappeler qu’elle se veut à l’origine une démarche spiritualiste, est pure en ce sens qu’elle ne cherche pas à évoquer le monde réel, ni à déposer la trace de nos pulsions, mais à rendre présent, à travers la couleur et les formes, un monde de pure vision. Projet utopique, voire chimérique? Peut-être.. Mais projet sans équivoque, dont le peintre figuratif Fernand Léger saluait précisément la pureté. Il convient aussi de rappeler une autre différence et ce n’est pas la moindre : l’abstraction pure se veut une démarche réfléchie, qui cherche à réaliser un ordre, non exempt de tensions certes, mais qui soit un chemin vers une harmonie spirituelle.

L’abstraction pure ne demande rien au spectateur : elle se propose, elle est à prendre ou à laisser. Il en va tout autrement des tendances que nous avons évoquées. Elles semblent nous dire : reconnaissez vous dans ce que je fais les puissances telluriques de la nature, la vie sauvage des pulsions, l’énergie de mon moi dans son corps à corps avec la matière? Derrière la trace du geste , jeu de hasard avec le matériau sensoriel- et pourquoi pas?- on laisse entendre autre chose, on sollicite le regard. Mais sous quelle forme? De la conception spiritualiste de la peinture abstraite, on est passé à la conception de la peinture comme trace. La trace est indiscutable et énigmatique. Trace de quoi? De quel désir, de quelle impulsion, de quelle demande? Le spectateur est à la fois fasciné, voire sensuellement touché, mais perplexe. Il s’en tire en laissant s’exercer ses processus projectifs, comme dans un test de Rorschach. En définitive, voilà la manière dont le regard risque ici d’être sollicité. Et pour cela, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : ce type de regard, on peut toujours l’obtenir, et peut-être davantage avec une peinture mauvaise, bâclée, qu’avec une bonne. Prime donnée à l’amateurisme, dans le mauvais sens du terme.   Chaque spectateur met dans ces oeuvres ce qu’il lui plaît d’y mettre.

Entendons nous bien : les remarques qui précèdent ne mettent pas en cause la qualité de ces productions, quand elle existe; elles décrivent le piège dans lequel elles doivent fatalement tomber. Car le regard qui est ici sollicité n’est pas celui de la peinture..

Ce type de regard n’est que la forme superficielle et dégradée de celui qui se manifeste dans le rêve. »Dans le rêve, non seulement ça regarde, mais ça montre « (Lacan Les quatre concepts ). Dans les images du rêve, le rêveur se saisit à quelque racine de son identité; il ne peut prendre distance, il est son rêve et son rêve est lui -même. Car ce rêve lui montre ce que de lui-même la parole censure. Or j’affirme que ce regard du rêve, regard qui en même temps, montre, n’est pas le regard propre à la peinture. Le rêve ne regarde et ne montre que le rêveur lui-même. Le rêve est essentiellement privé. La peinture exige une certane dimension de généralité et c’est ce qui en fait la difficulté. C’est pourtant sur cette dimension privée du regard que joue toute une rhétorique qui mesure la qualité d’une peinture à l’ampleur et la diversité des processus projectifs qu’elle suscite chez les spectateurs.

Il nous faut maintenant faire le point sur le genre que nous avons décrit comme peinture spontanée, « instinctive ». On admet souvent aujourd’hui que le travail rapide et spontané serait celui qui paradoxalement irait le plus en profondeur, car il extérioriserait nos pulsions les plus secrètes, alors que le travail contrôlé, passant par des médiations, la volonté de figurer, d’exprimer un sujet, serait au contraire le plus superficiel, le plus « défensif », donc le plus pauvre en satisfaction, le moins susceptible de s’en donner et d’en donner aux autres. Hé bien: le versant spontané du travail, ce que j’ai appelé le « circuit court » est indispensable; sans lui pas de jouissance sensuelle de la couleur et des rythmes ; encore faut-il que ce soit réussi ; mais si l’on s’en tient à cet unique versant, on est dans une opération incomplète, dans un court-circuit précisément .Rouault disait, à propos de ses « variations » sur le thème du Père Ubu: « … il faut que ça aille comme le vent, comme l’éclair »; mais en amont il y avait eu le long travail sur la matière picturale, la profonde réflexion sur les misères et les faiblesses de la condition humaine, son héritage chrétien, et tout cela s’inscrivait d’un trait cursif, épais, dans la figuration de ses personnages.  :

La pratique qui prétend jouer sur la dimension privée du regard entraine le spectateur hors des voies de la peinture. Les surréalistes ont joué sur les rapports du regard et du rêve. Mais leur entreprise se justifiait dans la mesure où la manière dont ils sollicitaient le regard s’appuyait sur une trame figurative. Ils introduisaient un écart  entre ce que l’on pouvait s’attendre à voir et l’inquiétante étrangeté de ce qui était montré. Ainsi de la Montre molle de Salvador Dali.

Pour moi cela  veut dire : pas de regard san figuration. Concernant  cette introduction du regard dans la figuration, je voudrais marquer quelques repères. Considérons d’abord l’icône dans la liturgie orthodoxe. La présence du fidèle à l’image (du Christ , de la Mère de Dieu, des saints …)  et de l’image au fidèle est une prière à la gloire de Dieu. Ainsi la Présence rayonne dans l’icône.  » Dans le Christ, Dieu devient visage, et l’homme à son tour découvre son propre visage ». (N Berdiaeff – Le sens de la Création)  Selon Lacan dans l’icône il y a du regard : « mais il vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l’icône, c’est que le dieu qu’elle représente lui aussi la regarde. Elle est censée plaire à Dieu » ( Lacan – Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse).L’ icône est donc de la figuration, transfigurée par la Présence divine. C’est pourquoi d’ailleurs par la dominance de son graphisme, son peu de souci du rendu des volumes et son dédain absolu des relations métriques, elle transgresse les lois physique-optiques.

Usakov - La Trinité de l'Ancien Testament - Saint Peteesbourg - musée russe

En revanche, à la Renaissance italienne, le regard s’inscrit dans le cadre de l’espace physique-optique de la perspective, mais précisément grâce à une dimension qui le dépasse et qui est celle de la physiognomonie (la science des expressions du visage et des attitudes). C’est le visage figuré dans le tableau qui est ici  en quelque sorte  l’interface entre le regard du spectateur et le regard du peintre, alors que dans l’icône  il est l’interface entre le regard du fidèle et le regard de Dieu. Cela tient au fait que l’homme voyant sa propre image voit en même temps l’image de son semblable.

Léonard de Vinci - Saint Anne, la Vierge et l'enfant Jesus - musée de Louvre

Dans ce tableau, le regard du spectateur traverse l’espace figuratif, il est aimanté par le regard des personnages et par un jeu de miroirs réfléchissants: il voit tour à tour le visage des protagonistes au travers du regard des deux autres. Pour faire surgir dans un tableau la dimension du regard il faut donc y introduire une dimension autre que la représentation du monde normée par les lois physique-optiques. Autant l’art de l’icône que l’art du Quattrocento supposent une activité réfléchie. L’icône rend présent le regard en ignorant les lois de la perspective. La Renaissance italienne introduit le regard dans le cadre d’un espace qui se veut par ailleurs contruit selon les lois physique-optiques (perspectiva artificialis) . 

Pour ma part j’introduis le regard  dans ma construction même de l’espace, introduisant ainsi un écart  par rapport aux lois physique-optiques. En voici la raison : ma vision n’est ni celle d’un espace purement mystique comme celui des icônes, ni celle d’un espace construit à partir d’un observateur immobile comme celui de la Renaissance italienne.

Albert Lichten - Couple à la fenetre I - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Couple à la fenetre II - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Dans ces deux toiles, l’espace est distendu de telle sorte que le regard de l’homme embrasse aussi bien le corps de sa partenaire que la paysage sur lequel ouvre la fenêtre.

Albert Lichten - Couple à la fenetre III - 1988-1990 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Couple à la fenetre IV - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - La femme-hélice - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm

L’homme habite ce lieu d’une manière pluridimensionnelle. Regardant sa partenaire, il se souvient du paysage vu par la fenêtre. Le regard ici transgresse les lois de la perspective classique. Le thème culmine dans La femme hélice, dont le corps reconduit à l’univers.

Ce que je retiens c’est que le regard en peinture surgit là où s’établit une sorte d’écart, de creux, d’énigme au coeur même de la vision. La vision pure des peintres abstaits se passe du regard.

Dans mon approche, le regard introduit une sorte de discorde dans la vision, qu’il s’agisse d’une vision des apparences qui se prétend directe, immédiate, comme celle des impressionnistes, ou d’une vision normée explicitement par les règles académiques de la perspective et par une exigence de représentation « exacte ».Le regard, dis-je, introduit dans la vision  un facteur de discorde, car il ne vise pas la maîtrise optique de la réalité, mais la satisfaction de l’appétence de voir, de voir quelque chose qui est de l’ordre de l’objet de désir. Donner à cette appétence de voir une traduction plastique, en faire du visible est une gageure paradoxale. Cela exige une stratégie. L’innocence n’est plus de mise. Notons d’ailleurs que la notion de vision directe et immédiate est un mythe : les impressionnistes étaient  conformistes dans la mesure où ils s’appuyaient, sans y prendre garde, sur les règles de la perspective.

Sans ce rapport construit et calculé avec le monde visible, le regard en peinture reste un phénomène  projectif, privé , arbitraire et  sans valeur plastique. Or il peut y avoir dans notre rapport au monde visible un exercice heureux du regard, celui qui est lié à l’imaginaire et au temps. La promenade est cette expérience – heureuse – où :l’esprit retient ce qu’il a vu tandis qu’il aborde ce qu’il va voir. Une des formes les plus frappantes de cette expérience réside dans le basculement du regard d’un lieu dans un autre, comme lorsque l’on arrive au sommet d’une éminence et que se déploie devant soi un paysage inattendu..C’est un tel basculement  qui s’exprime plastiquement  dans ce tableau où le promeneur arrive au niveau de  l’imposante statue d’Hercule  située sur le  plateau qui surplombe le château de Vaux-le-Vicomte. Réfléchissons d’ailleurs au problème que pose la figuration picturale d’une statue placée dans un parc. Une statue est par essence pluridimensionnelle. Elle l’est plus que n’importe quel objet naturel ou même fabriqué; ce qui nous intéresse dans l’objet fabriqué, c’est le bout par lequel nous pouvons le prendre et l’utiliser; en revanche, une statue a été conçue et réalisée dr telle sorte que l’on puisse la voir et l’apprécier sous ses différentes faces. 

Albert Lichten - La Statue d'Hercule à Vaux Le Vicomte - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Hercule à l'enfant au parc de Sceaux - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Au Parc de Sceaux, Hercule est représenté portant un enfant. Lorsque l’on regarde la statue réelle, l’enfant est peu visible, mais on devine son importance à cause de son geste et de son attitude. Il m’a paru intéressant  de figurer la statue sous différents angles et avec différents rapports au parc qui l’environne.

Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux, soleil levant - 1998 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Albert Lichten - Buste romain à Champs sur Marne - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Il fallait figurer ce petit buste situé dans un bosquet de parc de Champs sur Marne en rendant présent tout l’espace environnant.

Entre peinture spontanée, "instinctive", et peinture "réfléchie": le regard

Nombreux sont les penseurs qui se sont préoccupés de la question suivante: qu’est-ce qui, dans l’être humain se satisfait de la confection et de la contemplation d’une oeuvre d’art? Et parmi eux, aussi bien Kant, le philosophe que Freud, l’inventeur de la psychanalyse.

On peut aussi se demander quels sont les processus psychiques qui entrent en jeu dans la confection comme de la contemplation d’une oeuvre. He bien voilà une question qui intéresse directement le peintre parce qu’elle sous-tend aussi bien son opération que la présentation de son résultat devant un public.Il y a des faits d’expérience: la rapidité ou la lenteur d’exécution, la capacité de remanier voire de bouleverser la composition d’une toile, etc. etc.; du côté du public, certans spectateurs réagissent immédiatement, d’une manière positive ou négative, d’autres ont un temps de réaction plus long et leuirs commentaires sont souvent plus nuancés. Ces différences de réaction témoignent d’organisations psychiques différentes, et si le peintre prend ces réactions dans l’estomac, comme c’est souvent le cas, c’est qu »elles l’interrogent au niveau des forces conflictuelles qui l’habitent lui-même

Pour viser gros, nous dirons qu’il existe un très fort courant  contemporain  qui prône une forme de peinture spontanée, « instinctive ».Les nouveaux mots d’ordre sont de « communier avec l’énergie cosmique » (abstraction lyrique), de supprimer toute hierarchie spatiale ( all  over), de projeter ses gestes sur la toile par l’intermédiaire du liquide coloré, ( action painting avec ses deux composantes, soit qu’on le laisse tomber goutte à goutte, c’est le dripping, soit qu’on le laisse s’écouler abondamment hors d’un récipient, c’est la pouring technique). Dans l’ensemble ces mots d’ordre éliminent toute médiation intellectuelle: l’évocation de l’espace, par exemple,exige de passer par une construction intellectuelle.

On est en droit de considérer que tous les ingrédients sont réunis pour faire un tableau.D’un côté la mise en jeu d’un corps dans son activité sensori-motrice, mais aussi d’un corps désirant, animé d’une appétence pour la couleur, pour la distribution des taches sur la planéité du support. De l’autre, la mise en jeu directe de la réalité physique, autrement dit la présence du monde sous une forme non représentative. Mais ce circuit court, (appelons le cicuit pulsion – trace – sensation, car le peintre réagit à chaque fois à l’effet de la trace produite) est aussi un court-circuit. Et ce court- circuit est double. D’une part le désir n’est pas seulement pulsion, mais aussi faisceau de pensées, d’images, de rêves, univers mental.; ce sont les tours et détours de cet univers qui sont répudiés. D’autre part, la réalité physique est là, dans ses effets gravitationnels, mais elle n’est pas là comme évocation d’un monde perçu, avec les structures mentales que cela suppose.

Voilà donc une démarche qui prétend faire l’économie des médiations, des chaînons intermédiaires, des représentations, par lesquels l’impact sensoriel risque de s’affaiblir, de s’affadir, voire de se dissiper. Et certes il faut retenir en sa faveur le caractère direct de cet impact, l’incontestable matière à jouissance que le résultat de l’opération peut offrir au regard, s’il est obtenu par une main et un oeil doués à la fois d’élan et de discernement. Mais il faut souligner un point très important : le courant dont il est ici question est une réaction contre l’abstraction des débuts, l’abstraction pure, celle de Kandinsky et de Mondrian et de leurs successeurs, dont le plus éminent est sans doute Poliakoff. Cette abstraction là, dont il faut rappeler qu’elle se veut à l’origine une démarche spiritualiste, est pure en ce sens qu’elle ne cherche pas à évoquer le monde réel, ni à déposer la trace de nos pulsions, mais à rendre présent, à travers la couleur et les formes, un monde de pure vision. Projet utopique, voire chimérique? Peut-être.. Mais projet sans équivoque, dont le peintre figuratif Fernand Léger saluait précisément la pureté. Il convient aussi de rappeler une autre différence et ce n’est pas la moindre : l’abstraction pure se veut une démarche réfléchie, qui cherche à réaliser un ordre, non exempt de tensions certes, mais qui soit un chemin vers une harmonie spirituelle.

L’abstraction pure ne demande rien au spectateur : elle se propose, elle est à prendre ou à laisser. Il en va tout autrement des tendances que nous avons évoquées. Elles semblent nous dire : reconnaissez vous dans ce que je fais les puissances telluriques de la nature, la vie sauvage des pulsions, l’énergie de mon moi dans son corps à corps avec la matière? Derrière la trace du geste , jeu de hasard avec le matériau sensoriel- et pourquoi pas?- on laisse entendre autre chose, on sollicite le regard. Mais sous quelle forme? De la conception spiritualiste de la peinture abstraite, on est passé à la conception de la peinture comme trace. La trace est indiscutable et énigmatique. Trace de quoi? De quel désir, de quelle impulsion, de quelle demande? Le spectateur est à la fois fasciné, voire sensuellement touché, mais perplexe. Il s’en tire en laissant s’exercer ses processus projectifs, comme dans un test de Rorschach. En définitive, voilà la manière dont le regard risque ici d’être sollicité. Et pour cela, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : ce type de regard, on peut toujours l’obtenir, et peut-être davantage avec une peinture mauvaise, bâclée, qu’avec une bonne. Prime donnée à l’amateurisme, dans le mauvais sens du terme.   Chaque spectateur met dans ces oeuvres ce qu’il lui plaît d’y mettre.

Entendons nous bien : les remarques qui précèdent ne mettent pas en cause la qualité de ces productions, quand elle existe; elles décrivent le piège dans lequel elles doivent fatalement tomber. Car le regard qui est ici sollicité n’est pas celui de la peinture..

Ce type de regard n’est que la forme superficielle et dégradée de celui qui se manifeste dans le rêve. »Dans le rêve, non seulement ça regarde, mais ça montre « (Lacan Les quatre concepts ). Dans les images du rêve, le rêveur se saisit à quelque racine de son identité; il ne peut prendre distance, il est son rêve et son rêve est lui -même. Car ce rêve lui montre ce que de lui-même la parole censure. Or j’affirme que ce regard du rêve, regard qui en même temps, montre, n’est pas le regard propre à la peinture. Le rêve ne regarde et ne montre que le rêveur lui-même. Le rêve est essentiellement privé. La peinture exige une certane dimension de généralité et c’est ce qui en fait la difficulté. C’est pourtant sur cette dimension privée du regard que joue toute une rhétorique qui mesure la qualité d’une peinture à l’ampleur et la diversité des processus projectifs qu’elle suscite chez les spectateurs.

Il nous faut maintenant faire le point sur le genre que nous avons décrit comme peinture spontanée, « instinctive ». On admet souvent aujourd’hui que le travail rapide et spontané serait celui qui paradoxalement irait le plus en profondeur, car il extérioriserait nos pulsions les plus secrètes, alors que le travail contrôlé, passant par des médiations, la volonté de figurer, d’exprimer un sujet, serait au contraire le plus superficiel, le plus « défensif », donc le plus pauvre en satisfaction, le moins susceptible de s’en donner et d’en donner aux autres. Hé bien: le versant spontané du travail, ce que j’ai appelé le « circuit court » est indispensable; sans lui pas de jouissance sensuelle de la couleur et des rythmes ; encore faut-il que ce soit réussi ; mais si l’on s’en tient à cet unique versant, on est dans une opération incomplète, dans un court-circuit précisément .Rouault disait, à propos de ses « variations » sur le thème du Père Ubu: « … il faut que ça aille comme le vent, comme l’éclair »; mais en amont il y avait eu le long travail sur la matière picturale, la profonde réflexion sur les misères et les faiblesses de la condition humaine, son héritage chrétien, et tout cela s’inscrivait d’un trait cursif, épais, dans la figuration de ses personnages.  :

La pratique qui prétend jouer sur la dimension privée du regard entraine le spectateur hors des voies de la peinture. Les surréalistes ont joué sur les rapports du regard et du rêve. Mais leur entreprise se justifiait dans la mesure où la manière dont ils sollicitaient le regard s’appuyait sur une trame figurative. Ils introduisaient un écart  entre ce que l’on pouvait s’attendre à voir et l’inquiétante étrangeté de ce qui était montré. Ainsi de la Montre molle de Salvador Dali.

Pour moi cela  veut dire : pas de regard san figuration. Concernant  cette introduction du regard dans la figuration, je voudrais marquer quelques repères. Considérons d’abord l’icône dans la liturgie orthodoxe. La présence du fidèle à l’image (du Christ , de la Mère de Dieu, des saints …)  et de l’image au fidèle est une prière à la gloire de Dieu. Ainsi la Présence rayonne dans l’icône.  » Dans le Christ, Dieu devient visage, et l’homme à son tour découvre son propre visage ». (N Berdiaeff – Le sens de la Création)  Selon Lacan dans l’icône il y a du regard : « mais il vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l’icône, c’est que le dieu qu’elle représente lui aussi la regarde. Elle est censée plaire à Dieu » ( Lacan – Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse).L’ icône est donc de la figuration, transfigurée par la Présence divine. C’est pourquoi d’ailleurs par la dominance de son graphisme, son peu de souci du rendu des volumes et son dédain absolu des relations métriques, elle transgresse les lois physique-optiques.

En revanche, à la Renaissance italienne, le regard s’inscrit dans le cadre de l’espace physique-optique de la perspective, mais précisément grâce à une dimension qui le dépasse et qui est celle de la physiognomonie (la science des expressions du visage et des attitudes). C’est le visage figuré dans le tableau qui est ici  en quelque sorte  l’interface entre le regard du spectateur et le regard du peintre, alors que dans l’icône  il est l’interface entre le regard du fidèle et le regard de Dieu. Cela tient au fait que l’homme voyant sa propre image voit en même temps l’image de son semblable.

Dans ce tableau, le regard du spectateur traverse l’espace figuratif, il est aimanté par le regard des personnages et par un jeu de miroirs réfléchissants: il voit tour à tour le visage des protagonistes au travers du regard des deux autres. Pour faire surgir dans un tableau la dimension du regard il faut donc y introduire une dimension autre que la représentation du monde normée par les lois physique-optiques. Autant l’art de l’icône que l’art du Quattrocento supposent une activité réfléchie. L’icône rend présent le regard en ignorant les lois de la perspective. La Renaissance italienne introduit le regard dans le cadre d’un espace qui se veut par ailleurs contruit selon les lois physique-optiques (perspectiva artificialis) . 

Pour ma part j’introduis le regard  dans ma construction même de l’espace, introduisant ainsi un écart  par rapport aux lois physique-optiques. En voici la raison : ma vision n’est ni celle d’un espace purement mystique comme celui des icônes, ni celle d’un espace construit à partir d’un observateur immobile comme celui de la Renaissance italienne.

Dans ces deux toiles, je me situe dans le sillage de peintres comme Bonnard et Matisse, qui ont travaillé sur la circulation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur.

Dans ces deux toiles, l’espace est distendu de telle sorte que le regard de l’homme embrasse aussi bien le corps de sa partenaire que la paysage sur lequel ouvre la fenêtre.

L’homme habite ce lieu d’une manière pluridimensionnelle. Regardant sa partenaire, il se souvient du paysage vu par la fenêtre. Le regard ici transgresse les lois de la perspective classique. Le thème culmine dans La femme hélice, dont le corps reconduit à l’univers.

Ce que je retiens c’est que le regard en peinture surgit là où s’établit une sorte d’écart, de creux, d’énigme au coeur même de la vision. La vision pure des peintres abstaits se passe du regard.

Dans mon approche, le regard introduit une sorte de discorde dans la vision, qu’il s’agisse d’une vision des apparences qui se prétend directe, immédiate, comme celle des impressionnistes, ou d’une vision normée explicitement par les règles académiques de la perspective et par une exigence de représentation « exacte ».Le regard, dis-je, introduit dans la vision  un facteur de discorde, car il ne vise pas la maîtrise optique de la réalité, mais la satisfaction de l’appétence de voir, de voir quelque chose qui est de l’ordre de l’objet de désir. Donner à cette appétence de voir une traduction plastique, en faire du visible est une gageure paradoxale. Cela exige une stratégie. L’innocence n’est plus de mise. Notons d’ailleurs que la notion de vision directe et immédiate est un mythe : les impressionnistes étaient  conformistes dans la mesure où ils s’appuyaient, sans y prendre garde, sur les règles de la perspective.

Sans ce rapport construit et calculé avec le monde visible, le regard en peinture reste un phénomène  projectif, privé , arbitraire et  sans valeur plastique. Or il peut y avoir dans notre rapport au monde visible un exercice heureux du regard, celui qui est lié à l’imaginaire et au temps. La promenade est cette expérience – heureuse – où :l’esprit retient ce qu’il a vu tandis qu’il aborde ce qu’il va voir. Une des formes les plus frappantes de cette expérience réside dans le basculement du regard d’un lieu dans un autre, comme lorsque l’on arrive au sommet d’une éminence et que se déploie devant soi un paysage inattendu..C’est un tel basculement  qui s’exprime plastiquement  dans ce tableau où le promeneur arrive au niveau de  l’imposante statue d’Hercule  située sur le  plateau qui surplombe le château de Vaux-le-Vicomte. Réfléchissons d’ailleurs au problème que pose la figuration picturale d’une statue placée dans un parc. Une statue est par essence pluridimensionnelle. Elle l’est plus que n’importe quel objet naturel ou même fabriqué; ce qui nous intéresse dans l’objet fabriqué, c’est le bout par lequel nous pouvons le prendre et l’utiliser; en revanche, une statue a été conçue et réalisée dr telle sorte que l’on puisse la voir et l’apprécier sous ses différentes faces. 

Au Parc de Sceaux, Hercule est représenté portant un enfant. Lorsque l’on regarde la statue réelle, l’enfant est peu visible, mais on devine son importance à cause de son geste et de son attitude. Il m’a paru intéressant  de figurer la statue sous différents angles et avec différents rapports au parc qui l’environne.

Il fallait figurer ce petit buste situé dans un bosquet de parc de Champs sur Marne en rendant présent tout l’espace environnant.

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