On parle aujourd’hui beaucoup de vérité à propos des œuvres d’art. C’est un trait caractéristique du discours contemporain. Dans un passé qui n’est pas très lointain, le discours sur l’art s’appelait esthétique ( du grec aisthesis : sensation) ; il était né au 18° siècle et, comme science du beau , se distinguait nettement de la science du vrai. D’où vient le discours actuel en la matière, et sur quelle autorité s’appuie-t-il ?
C’est le philosophe Heidegger qui a déclaré, dans Holzwege ( Chemins qui ne mènent nulle part) paru en 1949 :« l’art est la mise en œuvre de la vérité ». Selon lui, l’art n’est pas affaire d’esthétique, n’est pas affaire d’harmonie ou de contraste dans le jeu des sensations qu’il procure. Il a une destination plus profonde. Il installe la vérité d’un monde, c’est-à-dire qu’il rend visible dans l’œuvre la manière dont un groupe humain produit son monde et son histoire.
La vérité pour Heidegger, c’est ce qu’il appelle l’être des choses, c’est ce qui est au cœur de leur énigmatique présence. C’est l’œuvre d’art qui rend les choses présentes et présentes d’une manière énigmatique. En dehors de l’art, les choses n’existent pas comme choses, mais simplement comme objets manipulables. Et par ailleurs les choses sont choses à l’intérieur d’un monde historique donné. En d’autres termes, l’oeuvre d’art fait de la Terre, lieu de l’hébergement , un Monde, lieu d’ouverture pour ce que l’auteur appelle le divin et le sacré. Heidegger donne l’exemple d’un temple grec : « la statue du dieu, que l’agoniste lui consacre, est le dieu lui-même »
On mesure la distance que prend Heidegger tant vis-à-vis de la Révélation judéo-chrétienne, que vis-à-vis d’une conception rationaliste de la réalité. Mais en tout état de cause, le point de vue du peintre ne peut pas être celui du philosophe. Le peintre engage la singularité de son corps et de son désir dans son acte. Peut-être reste-il, comme le veut Heidegger, « par rapport à l’œuvre, quelque chose d’indifférent, à peu près comme s’il était un passage pour la naissance de l’œuvre, qui s’anèantirait lui-même dans la création ». Peut-être est-ce là son vœu le plus cher. Mais il n’en sait rien. Il n’est jamais sûr que son désir fait bon ménage avec la « vérité ».
Le propos de Heidegger a été repris, mais avec une tout autre orientation, par Jacques Derrida, dans son ouvrage La vérité en peinture, paru chez Flammarion en 1978. Alors que pour Heidegger la vérité s’incarne et s’installe dans l’œuvre d’une manière sensible, charnelle, Derrida conçoit la vérité (en peinture !) comme ce qui est de l’ordre de la trace et de l’écriture. La vérité c’est précisément cela : l’énigme résultant de la pluralité et de l’entrecroisement des histoires qu’un tracé, qu’une « écriture » suggère. Le prestige du mot « vérité » permet de congédier ce qu’il en est de la chose vue et de ce que le peintre peut en faire.
On peut également supposer que la mode actuelle des « installations » est un héritage (dénaturé) du propos de Heidegger. Celui-ci écrit en effet dans son texte : « Installer, ce n’est pas ici aménager quelque chose quelque part ». Alors que pour le philosophe, c’est la vérité énigmatique de l’être qui se manifeste dans l’œuvre, pour nos plasticiens – installateurs, c’est à l’inverse l’assemblage hétéroclite d’objets et de matériaux valant comme signes qui prétend, semble-t-il, nous imposer une vérité, la vérité de notre époque. L’arbitraire suture l’énigme et ne laisse place qu’à la perplexité.
On ne peut être indifférent à la question de la vérité en art, quand d’aventure elle se pose. Mais le peintre doit l’aborder avec la plus grande circonspection. Il fait beaucoup mieux de travailler et de la laisser s’élaborer toute seule.
Le mot de Delacroix
Quand Delacroix déclare « l’exactitude n’est pas la vérité », ce qu’il faut entendre ce n’est pas forcément que la peinture pourrait atteindre une vérité, mais que la prétention de la représentation exacte à consigner une vérité repose sur un leurre. Delacroix le romantique s’opposait au classicisme. Il exaltait les vertus de la lumière et du mouvement, deux entités qui amènent les choses à déborder le leurs contours « exacts ». On peut aller plus loin et affirmer que l’exactitude, quand elle se prétend vérité, est un mensonge pusillanime. Le corps déborde toujours ses limites « exactes » : dans le désir, dans la souffrance, dans la joie…Un sourire irradie sur ce qui l’environne, un paysage habité du regard s’ouvre sur de l’invisible…
La série des Nageurs
La série des nageurs appartient à la thématique de la relation intime de corps et des éléments. La mer est un élément changeant et imprévisible.
Les mouvements du nageur et de la mer se conjuguent et s’affrontent, comme un couple qui danse. Restituer la nage n’est pas fixer un instantané photographique; cela exige d’interioriser la sensation du nageur devant l’imminence de la vague, son calcul dans cette « épreuve de vérité ».
Les tonnelles
Quelle est la « vérité » d’un groupe de quatre tonnelles? Est-ce lorsqu’elles sont aperçues à travers les frondaisons d’un arbre où elles se logent comme des fruits? Est-ce dans le subtil passage, la subtile ambiguïté entre l’intérieur et l’extérieur, dans cet espace qu’elles tissent à travers le maillage qui les entoure? Cette « vérité » là n’a rien à voir avec l’exactitude photographique. Elle est insaisissable. C’est le tableau qui décide : suivant qui est réussi ou pas.
Le Belvédère
Quelle est la « vérité » du belvédère des Buttes Chaumont? Est-ce lorsqu’on s’y trouve et qu’on ne le voit plus, mais seulement le lac et le parc en contrebas?
Ou bien, lorsqu’on le devine, lointain, à travers les arbres en automne? Ou encore lorqu’on se dirige vers ce point de vue élévé en traversant diverses zones de paysage? La « vérité » est plurielle, elle est dans les variations du site.
On parle aujourd’hui beaucoup de vérité à propos des œuvres d’art. C’est un trait caractéristique du discours contemporain. Dans un passé qui n’est pas très lointain, le discours sur l’art s’appelait esthétique ( du grec aisthesis : sensation) ; il était né au 18° siècle et, comme science du beau , se distinguait nettement de la science du vrai. D’où vient le discours actuel en la matière, et sur quelle autorité s’appuie-t-il ?
C’est le philosophe Heidegger qui a déclaré, dans Holzwege ( Chemins qui ne mènent nulle part) paru en 1949 :« l’art est la mise en œuvre de la vérité ». Selon lui, l’art n’est pas affaire d’esthétique, n’est pas affaire d’harmonie ou de contraste dans le jeu des sensations qu’il procure. Il a une destination plus profonde. Il installe la vérité d’un monde, c’est-à-dire qu’il rend visible dans l’œuvre la manière dont un groupe humain produit son monde et son histoire.
La vérité pour Heidegger, c’est ce qu’il appelle l’être des choses, c’est ce qui est au cœur de leur énigmatique présence. C’est l’œuvre d’art qui rend les choses présentes et présentes d’une manière énigmatique. En dehors de l’art, les choses n’existent pas comme choses, mais simplement comme objets manipulables. Et par ailleurs les choses sont choses à l’intérieur d’un monde historique donné. En d’autres termes, l’oeuvre d’art fait de la Terre, lieu de l’hébergement , un Monde, lieu d’ouverture pour ce que l’auteur appelle le divin et le sacré. Heidegger donne l’exemple d’un temple grec : « la statue du dieu, que l’agoniste lui consacre, est le dieu lui-même »
On mesure la distance que prend Heidegger tant vis-à-vis de la Révélation judéo-chrétienne, que vis-à-vis d’une conception rationaliste de la réalité. Mais en tout état de cause, le point de vue du peintre ne peut pas être celui du philosophe. Le peintre engage la singularité de son corps et de son désir dans son acte. Peut-être reste-il, comme le veut Heidegger, « par rapport à l’œuvre, quelque chose d’indifférent, à peu près comme s’il était un passage pour la naissance de l’œuvre, qui s’anèantirait lui-même dans la création ». Peut-être est-ce là son vœu le plus cher. Mais il n’en sait rien. Il n’est jamais sûr que son désir fait bon ménage avec la « vérité ».
Le propos de Heidegger a été repris, mais avec une tout autre orientation, par Jacques Derrida, dans son ouvrage La vérité en peinture, paru chez Flammarion en 1978. Alors que pour Heidegger la vérité s’incarne et s’installe dans l’œuvre d’une manière sensible, charnelle, Derrida conçoit la vérité (en peinture !) comme ce qui est de l’ordre de la trace et de l’écriture. La vérité c’est précisément cela : l’énigme résultant de la pluralité et de l’entrecroisement des histoires qu’un tracé, qu’une « écriture » suggère. Le prestige du mot « vérité » permet de congédier ce qu’il en est de la chose vue et de ce que le peintre peut en faire.
On peut également supposer que la mode actuelle des « installations » est un héritage (dénaturé) du propos de Heidegger. Celui-ci écrit en effet dans son texte : « Installer, ce n’est pas ici aménager quelque chose quelque part ». Alors que pour le philosophe, c’est la vérité énigmatique de l’être qui se manifeste dans l’œuvre, pour nos plasticiens – installateurs, c’est à l’inverse l’assemblage hétéroclite d’objets et de matériaux valant comme signes qui prétend, semble-t-il, nous imposer une vérité, la vérité de notre époque. L’arbitraire suture l’énigme et ne laisse place qu’à la perplexité.
On ne peut être indifférent à la question de la vérité en art, quand d’aventure elle se pose. Mais le peintre doit l’aborder avec la plus grande circonspection. Il fait beaucoup mieux de travailler et de la laisser s’élaborer toute seule.
Le mot de Delacroix
Quand Delacroix déclare « l’exactitude n’est pas la vérité », ce qu’il faut entendre ce n’est pas forcément que la peinture pourrait atteindre une vérité, mais que la prétention de la représentation exacte à consigner une vérité repose sur un leurre. Delacroix le romantique s’opposait au classicisme. Il exaltait les vertus de la lumière et du mouvement, deux entités qui amènent les choses à déborder le leurs contours « exacts ». On peut aller plus loin et affirmer que l’exactitude, quand elle se prétend vérité, est un mensonge pusillanime. Le corps déborde toujours ses limites « exactes » : dans le désir, dans la souffrance, dans la joie…Un sourire irradie sur ce qui l’environne, un paysage habité du regard s’ouvre sur de l’invisible…
La série des Nageurs
La série des nageurs appartient à la thématique de la relation intime de corps et des éléments. La mer est un élément changeant et imprévisible.
Les mouvements du nageur et de la mer se conjuguent et s’affrontent, comme un couple qui danse. Restituer la nage n’est pas fixer un instantané photographique; cela exige d’interioriser la sensation du nageur devant l’imminence de la vague, son calcul dans cette « épreuve de vérité ».
Les tonnelles
Quelle est la « vérité » d’un groupe de quatre tonnelles? Est-ce lorsqu’elles sont aperçues à travers les frondaisons d’un arbre où elles se logent comme des fruits? Est-ce dans le subtil passage, la subtile ambiguïté entre l’intérieur et l’extérieur, dans cet espace qu’elles tissent à travers le maillage qui les entoure? Cette « vérité » là n’a rien à voir avec l’exactitude photographique. Elle est insaisissable. C’est le tableau qui décide : suivant qui est réussi ou pas.
Le Belvédère
Quelle est la « vérité » du belvédère des Buttes Chaumont? Est-ce lorsqu’on s’y trouve et qu’on ne le voit plus, mais seulement le lac et le parc en contrebas?
Ou bien, lorsqu’on le devine, lointain, à travers les arbres en automne? Ou encore lorqu’on se dirige vers ce point de vue élévé en traversant diverses zones de paysage? La « vérité » est plurielle, elle est dans les variations du site.